Sécurité et doctrine

Jean-Paul Brodeur

 
     
 

Depuis les attentats de septembre 2001, la sécurité aérienne fait l’objet d’une attention persistante. Bien que les responsabilités en cette matière soient partagées, c’est l’Administration canadienne de la sûreté du transport aérien (ACSTA), dirigée par M. Jacques Duchesneau, qui est en pointe. L’ACSTA fut créée en avril 2002 dans la foulée des attentats visant les États-Unis. Elle s’est jusqu’ici bien acquittée de ses tâches puisque le transport aérien en partance du Canada n’a pas été victime de violence terroriste.

La protection dont nous jouissons est-elle imputable à l’efficacité de nos défenses ou est-elle simplement due au fait que le Canada n’a pas été jusqu’ici ciblé par le terrorisme? En effet, un reporter a récemment déjoué la ceinture de protection de l’aéroport Trudeau avec une facilité inquiétante. Tout y est passé : accession au tarmac par des portes de hangars sans surveillance, prise du volant d’un camion de ravitaillement d’eau, pénétration dans le magasin de pièces détachées d’un transporteur aérien, effraction dans un aéroport voisin d’où décollent des avions privés et, horreur palpable, visite non autorisée des locaux où sont réfrigérés les plateaux-repas destinés aux passagers.

On dira à la décharge de l’ACSTA que toutes ces intrusions se sont faites aux dépens d’entreprises que cette agence n’a pas pour mandat de protéger (Hydro Québec Transport, Air Inuit, Handlex, le traiteur Cara et de petites firmes d’avions d’affaires). Cette répartie est légitime, mais elle ne convainc pas. L’ACSTA jouant le rôle d’un paratonnerre contre le terrorisme aérien, elle doit essuyer les foudres de la critique quand une brèche est ouverte dans notre dispositif de sûreté. Faudrait-il donc gonfler son mandat jusqu’à ce qu’il éclate et multiplier son budget en conséquence?

Il est deux façons de contribuer à la sûreté du transport aérien. La première tient dans un ensemble d’opérations, dont la manifestation la plus visible est le contrôle des passagers et de leurs bagages. C’est cet aspect opérationnel qui a été jusqu’ici privilégié par l’ACSTA en raison de son urgence. La stratégie arrêtée par cette agence repose sur deux piliers : le cadrage des acteurs (agresseurs violents, victimes potentielles, passagers et contrôleurs) et la flexibilité de l’intervention, qui s’incarne dans le modèle AGILE - analyser, garder, intervenir, tirer des leçons, évoluer - créé par l’ACSTA pour guider ses opérations. Cette approche a le défaut de ses qualités. Centrée sur les acteurs, elle néglige les espaces, les édifices et les équipements. Fondée sur la flexibilité et appuyant ses priorités d’opération sur une évaluation sélective des risques, elle manque de systématicité et d’amplitude.

La seconde façon de contribuer à la sûreté du transport aérien remédie à ces insuffisances sans multiplier les dépenses. Elle consiste à articuler une doctrine de la sûreté aérienne. Une doctrine est un ensemble cohérent de prescriptions fondées sur l’analyse d’une réalité. Soutenues par l’autorité publique, ces prescriptions ont d’abord force d’ordonnances et produisent des normes. Ces normes s’appliquent tant aux personnes qu’aux choses (espaces, édifices et équipements). C’est ainsi qu’on peut édicter tout un ensemble de mesures préventives pour verrouiller les accès, faire obstacle à l’infiltration, contrôler le flux des véhicules, sécuriser les points névralgiques (par exemple, les entrepôts de plateaux-repas) et de façon générale pour durcir les cibles privilégiées d’un attentat potentiel. Ces normes peuvent aussi s’étendre à des matières abstraites, comme les droits des voyageurs. Ensuite, une doctrine se caractérise par son aspect systématique. Par cet aspect, une doctrine ratisse large et peut étendre le champ de ses prescriptions à tous les acteurs, incluant des firmes privées, qui sont parties prenantes dans la sûreté aérienne. Il incombe ensuite à ces acteurs de mettre en application la partie de la doctrine qui les concerne.

Il est d’autres problèmes persistants qui peuvent aussi être traités par une doctrine, comme la platitude du vieux truisme statistique qui ne rassure personne (vous avez plus de chances de vous faire renverser par une automobile que d’être la victime d’un terroriste) et l’exigence de baliser la zone ambiguë qui s’insinue entre l’attentat et l’accident. Les grands pays occidentaux ont tous développé une doctrine de la sûreté des transports aériens pour régir droitement leur action. Il est pressant que le Canada s’engage dans cette voie.

 
     
   
 
2002-2014, ERTA