Les théories de science politique
Dans cette section, nous analyserons la façon dont les principales théories de science politique peuvent apporter des éléments intéressants pour l’étude du terrorisme. Il ne s’agira donc pas d’étaler de long en large les positions ontologiques des théories, mais plutôt de vérifier comment elles pourraient apporter des éléments d’analyse pour mieux comprendre le terrorisme. Notons que les théories présentées sont essentiellement étiologiques.
L’idéalisme
L’idéalisme est le courant théorique qui accompagna la naissance du champ des relations internationales. Il apparaît dans la foulée de l’après Première Guerre mondiale, avec la naissance de la Société des Nations (SDN). Ses bases philosophiques vont puiser dans les travaux d’Emmanuel Kant sur la montée d’une confédération d’États et sur la rationalité de l’humain (Projet de paix perpétuelle, 1795).
Les promoteurs de l’idéalisme - dont les plus connus sont Alfred Zimmern (1931), Norman Angell (1938), Leonard Woolf (1916) et David Davies (1930) - croient que la rationalité humaine lui permettra de régler ses conflits sans effusion de sang. Les institutions supra-étatiques – comme la SDN et l’Organisation des Nations Unies (ONU) – devraient, à terme, canaliser les tensions politiques présentes entre les États.
Une des thèses présentes dans l’idéalisme est que la poursuite de la sécurité collective est nécessaire (Davies, 1930). Dans cette vision des choses, la sécurité – militaire et policière - est vue comme un bien collectif qui devrait être poursuivi par les États d’une manière commune. Les idéalistes soutiennent donc que les États devraient s’en remettre aux législations internationales afin de mieux encadrer leurs activités sécuritaires; de cette façon, ils créeraient une collectivité sécuritaire qui, à terme, annihilerait les volontés de conflits. L’idéalisme sous-tend toute une série d’institutions sécuritaires contemporaines comme l’ONU et l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN).
Pour l’étude du terrorisme, l’idéalisme apparaît d’une utilité fort relative. En effet, cette théorie se concentre essentiellement sur les relations entre les États et sur les méthodes permettant de les empêcher d’entrer en conflit les uns avec les autres. Or, le terrorisme est majoritairement mené par des groupes non-étatiques, ce qui cadre mal avec l’ontologie idéaliste. Deux éléments apparaissent toutefois intéressants. Le premier est étiologique et est en relation avec la sponsorisation du terrorisme par les États. Le second touche à la réaction face au terrorisme et aux moyens sécuritaires mis en place pour le contrer.
Dans le cas de l’élément étiologique, nous pourrions étirer le raisonnement de l’idéalisme, qui soutient que le jeu étatique des alliances est nuisible pour la sécurité. Le blocage de la tension politique engendré par le jeu des alliances engendre, à terme, la montée aux extrêmes et l’explosion de la violence; la Première Guerre mondiale étant l’exemple de ce type d’événement. De plus, ce blocage pousserait les États à utiliser des moyens détournés pour affaiblir leurs adversaires – comme les assassinats ciblés par exemple.
Dans cette optique, la commandite d’attentats terroristes pourrait être employée comme méthode alternative de combat indirect contre leurs adversaires. Le meilleur exemple étant probablement l’assassinat de l’archiduc d’Autriche-Hongrie François-Ferdinand par Printsip, membre de l’organisation terroriste Main Noire, qui était supportée par des membres des services secrets de Serbie (Ferro, 1990). Le but avoué de la Serbie était de mettre fin aux volontés politiques de François-Ferdinand de réunir les Autrichiens, les Hongrois et les Slaves sous une même bannière.
En ce qui concerne la réaction au terrorisme, il apparaît clair que la posture idéaliste demeure, même aujourd’hui, très présente dans la vision sécuritaire. À preuve, la réaction sécuritaire post-11 septembre de bon nombre d’États a été d’en appeler à une plus grande coopération sécuritaire, notamment au travers des institutions internationales existantes comme l’ONU et l’OTAN.
Un exemple intéressant de cela est le Canada, qui dans sa politique de sécurité nationale décrit la position canadienne en termes de coopération :
Depuis le 11 septembre, le gouvernement a réitéré l’engagement du Canada envers l’OTAN et les Nations Unies et s’est engagé sur plusieurs plans à parer aux menaces qui pèsent sur notre sécurité nationale. Compte tenu du contexte actuel des menaces, nous avons donné la priorité absolue aux tâches consistant à neutraliser le terrorisme international, à empêcher la prolifération des armes de destruction massive, à venir en aide aux États déliquescents ou en déliquescence et à désamorcer les conflits qui surgissent au sein d’États ou entre des États et qui menacent notre sécurité nationale (Bureau du Conseil privé, 2004 : p. 54).
Ce que l’on peut voir, c’est que la coopération sécuritaire internationale est non seulement vue comme étant une réponse pour contrer le terrorisme, mais aussi comme une bonne façon d’assurer la sécurité nationale canadienne.
Le
réalisme classique et ses variantes
Le réalisme classique émerge à la fin de la Seconde Guerre mondiale en réaction à l’analyse idéaliste qui prédominait au cours de l’entre-deux-guerres. Cette posture théorique et fait souvent référence à la Realpolitik et se veut être la réflexion de ce qui se passe réellement plutôt qu’idéalement. La philosophie de cette approche théorique se base essentiellement sur des travaux classiques comme ceux de Thucydide, Hobbes et Machiavel. Des pionniers de l’approche réaliste, comme Hans Morghentau (1985) et Raymond Aron (1962), auront tôt fait de placer le réalisme au cœur de la discipline des relations internationales.
Les théories réalistes classiques placent l’État – principalement les États jugés puissants - au centre de leurs analyses. Selon les réalistes classiques, l’État est l’acteur principal des relations internationales et il évolue dans un système international anarchique. L’anarchie du système dans lequel les États évoluent fait en sorte qu’ils se retrouvent en constante compétition, afin d’assurer leur sécurité et de préserver leurs intérêts. La nature des États, une nature essentiellement égoïste (selon les tenants de cette théorie, c’est la nature humaine, égocentrique, mesquine et toujours en compétition, qui se projette au sein des relations internationales), les pousse à satisfaire au maximum leur intérêt national. Cet intérêt national est construit à partir de la recherche de la puissance.
Quoique ce courant soit dominant en science politique, notamment en relations internationales, il demeure assez limité en ce qui concerne la compréhension du terrorisme. En effet, étant donné que l’acteur principal des relations internationales est l’État, il demeure difficile d’y connecter le terrorisme, qui est souvent le fruit d’initiatives groupales, voire individuelles, qui agissent à l’intérieur des États. En fait, cette approche a le même défaut que les études cybernétiques, l’État étant au réalisme ce que la boîte noire est à la cybernétique (voir les travaux de Wiener, 1948) : ce qui se passe à l’intérieur n’est pas pris en considération.
Les nombreuses critiques portées contre le réalisme ont poussé la théorie à « ouvrir la boîte noire ». Ainsi, des nouvelles variantes du réalisme, comme le réalisme néoclassique, tendent de plus en plus à prendre en considération le point de vue des acteurs dans le processus décisionnel. Mais, encore une fois, étant donné que ce sont les États qui sont au centre des études, ce sont les chefs d’États qui sont considérés dans les analyses.
Notons, néanmoins, que le réalisme pourrait apporter un éclairage intéressant sur (1) le terrorisme d’État et (2) la sponsorisation d’activités terroristes. La première pourrait s’expliquer comme étant une manière d’appliquer les principes de la Realpolitik, - une vision très machiavélique dirait que le règne par la peur du peuple est plus efficace que le règne par l’amour du peuple - la seconde pourrait être analysée comme une manière détournée d’augmenter la puissance de l’État.
Le
libéralisme
Le libéralisme est une théorie majoritairement fondée sur la rationalité et sur le mouvement « rationaliste » émanant de l’époque des lumières. Elle se base sur la pensée de philosophes comme Emmanuel Kant (1988) et prend pour prémisse de base la rationalité des individus. Dans cette vision des choses les États, les groupes et les individus agissent rationnellement dans la poursuite du bien-être matériel. Ainsi, les libéraux partagent un élément fondamental avec les réalistes : les États sont vus comme étant des acteurs rationnels.
Toutefois, même si les États sont les éléments les plus importants des relations internationales, les libéraux croient que d’autres entités jouent dans le déroulement du système international : les grandes entreprises ou les institutions internationales par exemple. Les auteurs libéraux les plus influents sont probablement Robert O. Keohane et Joseph S. Nye (1977), ainsi que R. N. Rosecrance (1986).
Tout comme le réalisme, le libéralisme a plusieurs variantes. Celles qui semblent les plus pertinentes pour l’étude du terrorisme sont le libéralisme républicain, qui fait le lien entre la démocratie et la paix, ainsi que le libéralisme commercial, qui fait un lien entre commerce et paix. Ainsi, une vision libérale expliquerait les causes du terrorisme comme une conséquence de la pauvreté - une thèse qui est d’ailleurs souvent invoquée quand vient le temps d’aborder les « causes profondes » du terrorisme - ou par l’impossibilité de jouir d’institutions démocratiques.
Dans les deux situations, la réalité du terrorisme ne semble pas concorder avec la théorisation proposée. Dans le cas du lien entre pauvreté et terrorisme, les travaux de Marc Sageman (2004) démontrent que bon nombre des terroristes jihadistes sont issus de la classe moyenne. De même, la récente étude menée par James A. Piazza (2006) détruit empiriquement ce postulat théorique et démontre que la pauvreté n’est pas statistiquement liée au terrorisme.
Dans cette même étude, Piazza (2006) vient également défaire le postulat voulant que le terrorisme naisse dans les endroits où la démocratie est inexistante ou faible. Le chercheur démontre plutôt que le terrorisme tend à naître dans les régimes démocratiques ayant une démographie importante et où de nombreux partis faibles doivent coexister. Par exemple, un pays comme les États-Unis ne serait donc pas à considérer puisqu’il s’agit d’un système essentiellement bipartisan et les deux sont relativement forts. Le terrorisme n’est donc pas la conséquence d’un déficit démocratique, comme pourraient le croire les libéraux.
Au final, la théorie libérale n’apparaît que peu utile pour comprendre le phénomène terroriste. Même si de prime abord il semble mieux positionné que le réalisme pour aborder cette question, en accordant un intérêt aux acteurs non-étatiques, le libéralisme a des postulats qui ne sont empiriquement incompatibles avec le phénomène. |