Les Doukhobors - « Lutteurs de l'esprit »  
     
 

La rationalité des actes et la poursuite des objectifs

Cette discussion nous entraîne également à examiner la rationalité des buts et des actions des Sons of Freedom. Cette rationalité n’est d’ailleurs pas souvent évidente dans les cas de sectes, nouveaux mouvements religieux ou groupes religieux radicaux, surtout dans la concordance entre les buts et les moyens. Hoffman (1999, p. 157) relève qu’une des différences majeures existantes, selon lui, entre les groupes terroristes traditionnels et « les mouvements millénaristes, les groupes religieux fanatiquement nationalistes et les organisations paramilitaires d’extrême droite » (notamment les « suprématistes blancs » aux États-Unis) est que :

«…ces groupes historiques (non religieux) établissaient une plate-forme précise d’objectifs politiques, sociaux ou économiques, et tout désagréables ou détestables qu’eussent pu être leurs buts et leurs motivations, leur idéologie et leurs intentions étaient du moins compréhensibles, bien qu’extrémistes au plan politique et fanatiques au niveau de l’engagement personnel. ». Ce qui est moins clair dans les groupuscules religieux.

L’action violente des Sons of Freedom peut être vue comme une tentative destinée à préserver la culture des Doukhobors contre l’assimilation à la vie moderne et les empiétements de la société environnante, et décourager parmi les Doukhobors ceux qui se montraient les plus réceptifs à cette influence. Ce qui explique également le type de cibles qu’ils visèrent, c’est à dire à la fois les signes de la société moderne extérieure et la communauté des Doukhobors.

Ils se montrèrent d’autant plus acharnés à défendre leurs styles de vie que les autres Doukhobors tentaient de s’accommoder ou de composer avec la société extérieure, ce qui entraîna, à différentes périodes, des pics d’activité plus intenses de leur part à différentes périodes. Les Sons of Freedom tentaient, à la fois, par ces biais, de convertir les autres Doukhobors à une vie plus religieuse en renonçant, par exemple, à certains éléments de la vie moderne (équipements en métal ou en cuir, articles servant à l’exploitation des animaux) qui contredisaient la simplicité des premiers âges, ceux d’Adam et Eve, et à protester contre les empiétements de la vie moderne. Les incendies des écoles publiques semblaient servir aussi un autre but. Il s’agissait d’un défi et d’une protestation lancés à un gouvernement qui leur apparaissait hostile (Woodcok et Avakumovic, 1977, p.310).

Woodcok et Avakumovic (1968, p.350, 352) voient dans l’augmentation dramatique de l’intensité des attaques, entre 1960 et 1962, « une tentative désespérée contre un processus de changement inévitable ». Mais ces actions brouillaient en même temps les buts visés par les Sons of Freedom dont il est difficile de savoir exactement ce qu’ils recherchaient :

- un isolement total de la communauté au sein de la société : communauté uniquement régie par des principes religieux ?

- atténuer ou réduire les effets négatifs de la société extérieure ?

- faire plier la société extérieure et obtenir un statut particulier ?

- uniquement se protéger, et protéger les autres Doukhobors de cette influence ?

Le fait d’avoir choisi la voie de la violence pour défendre leur mode de vie et lutter contre un gouvernement hostile explique le recours à des moyens radicaux – incendies et attentats à la bombe – mais somme toute logiques et rationnels dans cette optique. Par contre, la rationalité de leur démarche est plus relative lorsqu’on la met en perspective avec les buts recherchés. Ainsi, le fait de viser, souvent brutalement, les biens des autres Doukhobors n’était pas propre à faire avancer leur cause ou à leur fournir un soutien de la part de l’ensemble de la communauté. Le dynamitage de voies ferrées ne semblait servir d’autre but que de celui de causer des torts à la société extérieure ou d’apporter de la publicité à leurs actions. Quant à la destruction violente d’écoles publiques, elle ne pouvait servir leurs revendications pour une formation scolaire alternative et conduire directement le gouvernement provincial à accéder à leurs demandes. Ils semblaient animés, par moments, par un nihilisme rebelle (Woodcok et Avakumovic, 1977) qui ne conduisait pas à des actions servant logiquement un but clairement identifié.

Torrance (1986, p. 112) constate également que, lors de la campagne de violence des Sons of Freedom qui eut lieu à la fin des années 50 et au début des années 60, les attentats à la bombe qu’ils commettaient sans discrimination provoquèrent une confusion dans les objectifs qu’ils poursuivaient. Ce qui confirme en grande partie, selon cet auteur, que les Sons of Freedom livraient un combat « non réaliste », tel que Coser (1956) l’a défini. Coser (1956) établit une différence entre conflit réaliste (conflit instrumental) et conflit non réaliste (conflit expressif). Selon cet auteur (Coser, 1956 , p.156) le conflit réaliste « arise from frustrations of specific demands within relationship and from estimate of gains of the participants, and…are directed at the presumed frustrating (target)… Nonrealistics conflits, on the other hand, are not occasioned by the rival ends of the antagonists, but by the need for tension release of one or both of them. » Il résulte de cette distinction une confusion dans la signification des cibles visées. En conséquence, « the chosen antagonists can be substituted for by any other « suitable » taget ». Pour Torrance (1986, p.112) la confusion des Sons of Freedom dans le choix des cibles suggère qu’au moins une partie de la violence du groupe peut être considérée comme la libération d’une tension créée par « leurs vies chaotiques et empreintes d’un zèle religieux extrême ».

Woodcok et Akamomovic (1977, p.328) indiquent, à propos du « black work » :

[black work] « perpetrated by gang of youngish men driven into tense psychological states by the atmosphere of fanatical communities like Krestova and Gilpin, by traditional winter idleness, and by an enduring sense of grievance ».

Les revendications et l’humiliation ressentie, supposée ou réelle, même longtemps après les faits, sont d’ailleurs parmi deux principales causes relevées par Stern (2003) dans l’animosité des terroristes dits religieux. Ces deux éléments renforcent et entretiennent le sentiment que leur identité est gravement menacée et qu’elle ne saurait être restaurée que par la disparition de ces griefs et humiliations.

Mais la satisfaction obtenue par la libération de la violence est momentanée et cette libération peut être recherchée aussi longtemps que la tension demeure (Coser, 1956 : 47). Ce point pourrait concorder avec la situation des Sons of Freedom, dans la persistance de la violence et son déclin après que le groupe ait été en contact avec le monde extérieur et qu’il ne lui fut plus possible de régir la vie de ses membres (Torrance, 1986, p.112).

Conclusion

Même si les processus à l’œuvre lors de confrontation entre des sectes et des nouveaux mouvements religieux sont mieux connus et compris et que le nombre de recherches sur ce sujet augmente, il n’en demeure pas moins que la prédiction de comportements violents ou de la dangerosité demeure extrêmement difficile et tributaire du contexte propre à chaque individu mais également de l’arrière-plan social et politique et des circonstances liées à chaque situation particulière (Campos, 2004, à venir). En effet, même si des aspects communs peuvent être relevés dans les cas de terrorisme justifié par des impératifs religieux, il convient de traiter chaque cas selon son contexte, voir en quoi il se distingue ou non des autres affaires, afin d’améliorer à la fois les connaissances théoriques et le renseignement nécessaires à la prévention et à la résolution de tels épisodes de violence.

 
     
 
 
   
 
2002-2014, ERTA