Les tactiques utilisées et les cibles visées

. Les tactiques

A partir de 1923, les activités des Sons of Freedom prirent plusieurs formes : parades de masse de nudité, incendies de leurs propres maisons ou celles appartenant aux autres Doukhobors et, dans le même temps, une minorité d’entre eux se livraient, en secret, à des attentats et des actes de destruction, le « black work », contre la propriété du gouvernement (Woodcok et Avakumociv, 1977, p.313). Les larges parades de nudité des Sons of Freedom et la destruction de leurs propres biens (commencées assez tôt dans l’histoire de la dissidence des Sons of Freedom au sein de la communauté des Doukhobors) peuvent plutôt être considérées comme des signes de protestation que de terrorisme, voir comme un retour aux sources bibliques. Selon Woodcok et Avakumovic (1977, p.310) :

« The original Sons of Freedom, with their abortive pilgrimages and their nude parades intended as manifestation of Adamite innocence rather demonstrations of protest, had dwindled to a sprinkling of diehards who sought to re-establish the simplicity of Doukhobor existence. »

Si l’on considère les données recensées par Ross (1988) et Kellet (1995), on peut constater que les incendies et les attentats à la bombe sont les tactiques les plus couramment utilisées par les Sons of Freedom. Selon nos données (troisième partie), sur les 44 incidents répertoriés, les deux tactiques utilisées étaient constituées par des incendies et des attentats à la bombe.

. Les incendies

Comme nous l’avons noté précédemment, l’incendie était une tactique favorite des Sons of Freedom. Ainsi, alors qu’il est compris dans 13, 7 % de tous les incidents de terrorisme intérieur (période de 1960 à 1989), l’incendie constitue 25, 2 % de toutes les attaques religieuses (Kellet, 1995).

Woodcock et Avakumovic (1977, p.311) notent qu’en 1923, un changement de tactique se dessina chez les Sons of Freedom. La période se caractérisait alors par un mécontentement général au sein des Doukhobors : la communauté rencontrait des difficultés économiques et la question de l’éducation avait été aggravée par les décisions du gouvernement provincial. C’est dans ces circonstances que fut incendiée la première école dans les régions occupées par les Doukhobors et cet incident fut suivi de beaucoup d’autres (presque toutes les écoles accessibles aux enfants Doukhobors en Colombie Britannique furent détruites ; Torrance, 1986) et ce jusqu’en 1925 lorsque les instructions venues de Russie de Peter Chistiakov, successeur de Peter Verigin, les conduisit à accepter les demandes du gouvernement. L’incendie devint une affirmation et une méthode pour les Sons of Freedom par lequel ils entendaient lutter contre le monde extérieur et la tiédeur des autres Doukhobors :

« The burnings were, in their own way, acts of war, skirmishes in the long guerilla struggle that the Sons of Freedom were to carry on for the next forty years to halt the process of absorption into Canadian society. And like men at war, the incendiaries inverted earlier Sons of Freedom methods by acting in complete and efficient secrecy » (Woodcok et Avakumociv, 1977, p.313).

De 1973 à 2003 (voir troisième partie), nous pouvons constater qu’il continue à être privilégié par les Sons of Freedom. Selon nos propres données, sur un total de 44 incidents, 24 sont constitués par des incendies ou des tentatives d’incendies. Nous n’avons pas cependant beaucoup de renseignements sur les moyens employés pour commettre ces actes. Dans quelques cas, on note que des bidons d’essence ou des bombonnes de gaz ont été utilisés, et on peut penser que c’était la méthode généralement employée par les Sons of Freedom pour incendier les maisons des autres Doukhobors ainsi que les édifices appartenant à la communauté. Il ressort également de l’étude de certains cas (1973 – 2003) que les incendies des maisons et des biens appartenant aux Doukhobors étaient le fait d’un groupe (plus ou moins large) de personnes qui agissaient collectivement. Pour l’incendie du hall de la communauté à Passmore (doc. 3), on peut relever que 39 Sons of Freedom furent arrêtés pour cet incendie. Il ne semble pas non plus qu’ils se dissimulaient pour accomplir leurs actes. On ignore cependant s’ils se retrouvaient directement sur les lieux ou s’ils partaient ensemble d’un autre point, dans l’enthousiasme du moment.

. Les attentats à la bombe et les explosifs

Selon Kellet (1995), l’utilisation de tactiques particulières fournit un indice sur les capacités des terroristes. Ainsi, le recours aux attentats à la bombe permet de viser les buts premiers (coercition, pression) et secondaires (publicité). On peut constater que l’utilisation d’engins explosifs dans le cas du terrorisme intérieur au Canada consistait souvent en de grossiers cocktails Molotov. Les bombes explosives sont généralement plus difficiles à réaliser et demandent souvent une grande ingéniosité (comme l’utilisation avortée de « wood-block timers » dans une série d’attaques des Sons of Freedom en 1961 ; Kellet, 1995).

Par ailleurs, le manque, ou la perte, d’individus capables de fabriquer des bombes peut affecter les tactiques d’un groupe. Ainsi comme nous l’avons indiqué ci-dessus, à la suite des arrestations de masse de 1962, de nombreux Sons of Freedom furent emprisonnés. La conséquence qui en a découlé semble être une raréfaction du nombre d’attaques à la bombe puisque l’on peut noter qu’en 1963 et 1965, il y eut seulement 3 incidents semblables et entre 1966 et 1979, l’incendie a été la seule tactique utilisée par les Sons of Freedom (Kellet, 1995). Cependant, à partir de 1980, l’attentat à la bombe redevint d’une utilisation plus fréquente. Selon nos données, de 1973 à 2003, il y eut 20 attentats ou tentatives d’attentats à la bombe (dont une bombe incendiaire). On ignore cependant la raison de la reprise de ces attentats à la bombe : est-ce que les terroristes Sons of Freedom s’étaient familiarisés à nouveau avec ce type d’actions et avaient mis ce temps à profit pour confectionner des bombes, ou ont-ils également bénéficié de l’expérience de membres autrefois incarcérés ? Les attentats à la bombe visaient plus particulièrement les biens publics.

. Les cibles

Le choix des cibles, bien qu’il soit partiellement tributaire de considérations tactiques – la disponibilité des cibles, la facilité ou la difficulté posée par le choix d’un type d’attaque, les capacités du groupe –reflète aussi les motifs et les buts des attaquants (Kellet, 1995).

En gardant ceci à l’esprit, nous pouvons voir que les attaques des Sons of Freedom visaient deux types de cibles, les autres Doukhobors et les propriétés du gouvernement provincial, ce qui nous informe sur les buts qu’ils poursuivaient. Ils désiraient à la fois lutter contre ce qu’ils identifiaient comme le manque de piété de leurs coreligionnaires, revenir à une vie plus simple (destructions de leurs propres biens, parades de nudité), plus conforme à l’interprétation particulière qu’ils faisaient du credo Doukhobor (comme l’exclusion de la propriété individuelle), et lutter contre l’intrusion de la société extérieure (et en conséquence contre les biens publics du gouvernement provincial) sur leur communauté et mode de vie.

Dans leur lutte contre la société extérieure et le gouvernement provincial, ils s’attaquèrent principalement aux réseaux électriques et aux chemins de fer, mais aussi à des bureaux de poste et des écoles. On peut relever que les incendies et les bombes incendiaires étaient utilisés de préférence contre la propriété des autres Doukhobors et les attentats à la bombe étaient généralement réservés aux biens du gouvernement (notamment les chemins de fer, les lignes d’électricité, les pipelines de gaz et les écoles). Le Chemin de fer Canadien Pacifique fut toujours une des cibles favorites des Sons of Freedom. Bien que les actes de violence de ces derniers étaient destinés à infliger d’importants dommages matériels et à obtenir de la publicité, ils ne visaient pas directement les individus, qu’il s’agisse des autres Doukhobors ou des personnes extérieures à la communauté. Mais Torrance (1986, p.112) indique que lors de la campagne de violence des Sons of Freedom qui eut lieu à la fin des années 50 et au début des années 60, les attentats à la bombe qu’ils commettaient se faisaient sans discrimination, ce qui leur aliéna la sympathie du public.

De 1973 à 2003, les Sons of Freedom ne modifièrent pas la sélection de leurs cibles. Ils continuèrent de viser à la fois les Doukhobors et les biens et services de la société extérieure. Sur les 44 incidents répertoriés, 24 ont été commis contre d’autres Doukhobors et 20 contre des biens d’équipement ou services. En ce qui concerne la communauté Doukhobor, les Sons of Freedom privilégiaient la destruction des maisons, des équipements d’exploitation et des biens appartenant à la communauté (hall, musée, centres). En 1978, cinq maisons appartenant à des Doukhobors furent incendiées et une autre encore en 1979. Ces demeures appartenaient principalement à des Doukhobors Orthodoxes mais aussi, parfois, à des anciens leaders Sons of Freedom (John Lebedoff, doc. 9, et Stephan Sorokin, doc.12). Ils s’attaquèrent également à de nombreuses reprises aux halls de différents centres appartenant à la communauté Doukhobor. Ces halls servaient de lieu de réunion aux membres de la communauté. Ils furent une cible privilégiée des Sons of Freedom.

Par ailleurs, en raison de leurs refus de voir des lieux devenir des sanctuaires, des lieux de pèlerinage ou des attractions touristiques, ce qui était contraire à leurs croyances (la vénération d’icônes constituant de l’idolâtrie), les Sons of Freedom commirent de nombreux actes violents contre des musées de la communauté et même contre la tombe de l’ancien leader Peter V. Verigin (doc. 20). Cette tentative fut l’une des rares attaques à la bombe dirigée contre une cible Doukhobor. Mais l’engin fut découvert par hasard par des touristes et désamorcé avant qu’il n’explose. La tombe de Verigin avait déjà été l’objet de plusieurs autres actes de violence antérieurement à la période 1973 - 2003.

À partir des années 80, l’attentat à la bombe regagna leurs faveurs. Ces engins explosifs (dont une partie n’explosèrent pas ou furent découverts avant leur mise à feu) furent utilisés principalement contre des biens de service. Le Chemin de fer Canadien Pacifique demeura l’objet de presque toutes les attentions des Sons of Freedom. Sur 20 incidents répertoriés de 1973 à 2003 et visant des biens de service ou d’équipement, 17 de ces actes terroristes l’avaient pris pour cible. BC Hydro (attentat à la bombe), un bureau de poste (incendie) et la West Kootenay Power and Light (attentat à la bombe) furent chacun l’objet d’un acte de violence.

. Les dommages causés

Si l’on considère l’ensemble des actes de terrorisme intérieur au Canada, l’assassinat, une tactique traditionnelle du terrorisme, n’a pas été utilisé d’une façon intentionnelle par les terroristes. De la même façon, différents types de prises d’otage, alors qu’elle est assez commune dans les actes criminels non politiques au Canada, comprennent 0, 3 % des attaques (Kellet, 1995). On ne semble pas trouver de semblables incidents chez les Sons of Freedom.

Une raison importante qui explique le faible taux de perte de vie du terrorisme au Canada est le fait que les bombes ont généralement été placées la nuit, quand peu de gens se trouvent dans le voisinage. Sur 157 attaques à la bombe réussies (terrorisme intérieur et international), pour lesquelles la chronologie des événements a pu être établie, 140 (89, 2%) sont survenues la nuit (Kellet, 1995).

En ce qui concerne plus particulièrement les Sons of Freedom les décès restent effectivement exceptionnels, non intentionnels, touchant surtout des auteurs d’attentats qui ont péri avec l’explosion de leurs propres bombes. Ainsi, le 16 février 1962, Harry Kootnikoff, un jeune Son of Freedom âgé de 17 ans, transportait avec des amis, dans une voiture, une bombe qu’ils voulaient déposer dans un bureau de poste. A 23 h 05, la bombe artisanale qu’ils avaient confectionnée explosa, détruisant complètement la voiture qu’ils conduisaient. Harry fut tué sur le coup, les autres blessés. Les survivants furent condamnés à 21 mois de prison pour possession illicite de dynamite (Holt, 1964, p.1-5). En 1958, toujours en Colombie Britannique, d’autres Sons of Freedom avaient été tués par l’explosion de leurs propres bombes.

Par ailleurs, lors du conflit qui opposa des leaders rivaux au sein des Sons of Freedom, Michaël Orekoff, surnommé l’Archange Michaël, et John Lebedoff, une femme, Mary Nazarov, disciple de Orekoff, fut tuée lors d’un incendie. On ne sut si c’est par inadvertance ou à dessein que le kérosène utilisé entra en contact avec ses vêtements et s’enflamma (Woodcok et Avakumovic, 1977, p.325).

Kellet (1995) constate que si le terrorisme « nationaliste / séparatiste » a été le plus meurtrier en termes absolus, par contraste, le groupe religieux a été le plus dangereux pour lui-même. Lorsque l’on sait que les actes de terrorisme recensés répertoriés dans la catégorie « religieux » de Kellet (1995) ont été commis en très grande partie par les Sons of Freedom, on peut constater que les violences commises ont autant concerné les autres membres de la communauté Doukhobors – ou eux-mêmes – que la société extérieure. Les morts déplorées sont celles de Doukhobors (principalement des Sons of Freedom) et les destructions des maisons individuelles et des bâtiments appartenant à la communauté furent importantes. Notons que dans la banque de données de l’ÉRTA, qui couvre les années 1973-2003, on ne relève pas de décès imputable aux actes des Sons of Freedom, volontairement ou involontairement.

On peut supposer également que la croyance de base des Sons of Freedom dans l’interdiction de tuer un autre humain ait pu jouer même s’ils n’hésitaient par, par ailleurs, à se livrer à des actes de violence tels que des incendies et des attentats à la bombe qui auraient pu être meurtriers.

Par contre, les dommages matériels et financiers causés par les Sons of Freedom, se sont révélés plutôt importants : les multiples destruction de maisons, centres, immeubles appartenant à la communauté des Doukhobors (ou aux Sons of Freedom eux-mêmes), et l’atteinte aux biens publics (chemins de fer, gaz, électricité, écoles incendiées) entraînèrent des coûts élevés en terme de remplacement des biens touchés et de désorganisation partielle des services publics.

. Conclusion et résumé de la partie sur les cibles et les tactiques

Une partie des actes commis par les Sons of Freedom peuvent être apparentés à des actes de terrorisme. Nous mettons à part, bien entendu, les parades de nudité, et même la destruction de leurs propres biens par ces dissidents. Par contre, les atteintes faites aux possessions des autres Doukhobors et aux biens de service et d’équipement, toutes des cibles civiles, visaient à intimider les victimes, les autorités et le public mais aussi à donner une certaine publicité à leurs actes et à conférer un caractère symbolique et religieux à leur lutte. Ce furent des formes à la fois de réaction et d’agression. Il ne semble pas, au vu des actes répertoriés, qu’ils se soient attaqués directement aux forces de l’ordre. L’utilisation de moyens violents et qui pouvaient se révéler potentiellement meurtriers (même si telle n’était pas l’intention de leurs auteurs), comme les attentats à la bombe et les incendies qui ravageaient les édifices et les maisons (qui, dans un certain nombre de cas, entraînèrent des morts), montre que ces actes étaient destinés à soutenir et faire progresser leur cause sacrée mais également à impressionner le public et à faire reculer leurs adversaires. Il y a là un mélange de symbolisme religieux et de pragmatisme dans l’action, même si les objectifs recherchés pouvaient apparaître comme confus ou brouillés par moments.