Le cas de Manickavasagam Suresh :
le contexte judiciaire et politique comme frein à l'expulsion
 
     
 

2. Le contexte judiciaire et politique canadien

 
     
 

2.1 : Le contexte judiciaire et la conception de la justice des canadiens

C'est dans un contexte où les questions de sécurité et les garanties constitutionnelles s'affrontent que M. Suresh a porté sa cause devant la Cour fédérale. Toutefois, le juge McKeown, rejetant la demande de M. Suresh, a conclu que la décision de la ministre n'était pas déraisonnable et que la Loi était constitutionnelle. En effet, le juge McKeown a estimé que «ni l'expression «danger pour la sécurité du Canada»ni le mot «terrorisme» n'étaient imprécis au point d'être inconstitutionnels» (LexUM). En fin de compte, M. Suresh «a interjeté appel devant la Cour d'appel fédérale, qui l'a également débouté»en ayant recours aux arguments suivants:

Le juge Robertson a rejeté l'argument de M. Suresh voulant que l'al. 53(1)b) de la Loi soit inconstitutionnel dans la mesure où il autorise la ministre à expulser un réfugié vers un pays où il risque la torture. Bien que l'expulsion vers un tel pays porte atteinte au droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne garanti à l'art.7, le juge Robertson a estimé que l'atteinte était justifiée au regard de l'article premier. L'objectif de faire en sorte que le Canada ne devienne pas un refuge pour les organisations terroristes étant urgent et réel, les dispositions relatives à l'expulsion constituent une mesure proportionnée à cet objectif eu égard aux limites assortissant l'exercice du pouvoir d'expulsion, au fait qu'il s'agit d'une mesure de dernier recours et aux obligations internationales du Canada en matière de lutte contre le terrorisme (LexUM).

Dans les justifications invoquées par le juge Robertson, il est intéressant de remarquer qu'il a fait référence, au nom de la cour, à la conception de la justice de la plupart des canadiens pour soutenir sa décision:

L'expulsion d'un réfugié qui constitue une danger pour la sécurité du Canada ne serait pas contraire au sens de la justice de la plupart des Canadiens et n'aurait pas pour effet de «choquer leur conscience»— et ce malgré le fait que le réfugié pourrait risquer la torture dans le pays de destination — puisque le Canada ne serait ni le premier ni le dernier maillon de la chaîne causale de la torture, mais plutôt un simple intermédiaire involontaire (LexUM).

Dans le cadre d'un appel de la Cour d'appel fédérale, les juges de la Cour Suprême du Canada ont eu à se prononcer sur la conception de la justice de la plupart des canadiens et sur le rôle d'intermédiaire involontaire du Canada dans ce dossier. Le jugement de la Cour Suprême du Canada renverse les décisions antérieures et se prononce en faveur de M. Suresh. Pour Bell (2004:60), le Canada scelle son destin et s'offre comme un refuge pour les terroristes. Le Canada venait d'établir que, sauf en de rares exceptions, il ne pouvait déporter dans leurs pays d'origine des terroristes qui y risquaient la torture, une fois de retour. Aux dernières nouvelles, M. Suresh vivait à Toronto et son cas a été renvoyé aux autorités de l'immigration pour un nouvel examen. ""If we can't get rid of Suresh", a former high-ranking intelligence official told me,"whom can we get rid of?"" (Bell, 2004:60).

 
   
 

2.2 : L'occasion de réfléchir sur les implications politiques du cas de M. Suresh

Bell (2004), sur la base de son analyse en profondeur du dossier de M. Suresh, en profite pour formuler une perspective critique de la manière dont les autorités canadiennes se sont saisies de ce dossier en particulier. En effet, pour Bell (2004), des membres de groupes terroristes ou des personnes affiliées à des associations terroristes pourraient être tentés d'interpréter le cas de M. Suresh comme un exemple à suivre, exploiter le cadre juridique du Canada et, envisager de se référer à cette jurisprudence, pour le cas échéant, obtenir des jugements en leur faveur dans des situations similaires.

Incidemment, Bell (2004) se plaît à souligner l'extraordinaire puissance des Tigres Tamouls, dont la capacité à instrumentaliser les lois et coutumes canadiennes fait du Canada un «complice» involontaire. Pour Bell (2004:60-61), la possibilité que des groupes terroristes suivent l'exemple des LTTE, une organisation bien implantée dans différentes parties du globe, doit être considérée comme une menace réelle, précisément pour le Canada. En effet, si les Tigres sont capables d'exploiter les failles du système (d'immigration), il pourrait en être de même pour d'autres groupes désireux de s'installer dans un pays pouvant leur permettre de profiter au maximum de la logistique nécessaire à leurs activités. La particularité des Tigres, un cas discuté et étudié par Bell (2004), c'est qu'ils ont été en mesure de se déployer comme une entreprise de niveau international et comme une organisation criminelle suffisamment puissante pour bâtir un empire voué à la guerre.

La force des Tigres, c'est qu'ils ont réussi à parvenir à cette expansion phénoménal en se fiant uniquement sur leurs propres moyens et sur leurs propres ressources, sans le concours d'un État bienveillant, pate à leur fournir les fonds nécessaires à leur croissance, comme par exemple, l'Hezbollah qui est financé et armé par l'Iran. Ainsi, pour Bell (2004:60-61), force est de constater que les Tigres se sont hissés seuls au rang de puissance internationale. Toutefois, un doute demeure. En effet, selon Bell, la question se pose de savoir si le Canada, sans tenir compte des attentats sanglants attribués aux Tigres, n'a pas contribué et aidé les Tigres dans leur ascension: entres autres, en tolérant leur présence sur le territoire canadien, en ne limitant pas leurs acitvités de financement dans les communautés ethniques, en ne procédant pas à l'expulsion de certains membres actifs et qui seraient venus au Canada dans l'intention ferme de coordonner les levées de fonds... Sans l'appui du Canada aux Tigres, ce groupe n'aurait pa spu rester en lutte active de manière aussi significative: "Perhaps Canada is in effect the LTTE's state sponsor, and the Sri Lankan conflict is Canada's little war" (Bell, 2004:60-61).

Tel que mis en exergue par Bell (2004:55), The Free Suresh campaign a insisté sur le fait que M. Suresh n'avait fait l'objet d'aucune accusation relative à un crime commis en sol canadien, "not even a traffic violation". Toutefois, pour Bell (2004), le résultat de cette stratégie offensive ne se limite pas à la mobilisation degroupes de pression. En effet, ce slogan est le révélateur de failles profondes dans la législation canadienne en matière de financement d'activités terroristes. En n'ayant pas prévu, dans les textes à cet effet, toutes les situations susceptibles de se produire, le législateur canadien s'est fait complice d'individus appartenant à des groupes terrorsites étrangers procédant ouvertement au Canada à des levées de fonds pour faire la promotion d'actes violents à visée politique et ethnique (Bell, 2004:55).

À l'instar des analyses formulées par Kinsella (1992), nous pouvons remarquer que le cas de M. Suresh confirme que le Canada peut être utilisé, en vue de contourner les lois américaines, par des individus ou des groupes terroristes dont les organisations sont officiellement déclarées, par les États-Unis, comme étant des sociétés écrans mises sur pied par des associations terroristes. Ainsi, "The United States (...) brought in legislation in 1996 that made it illegal to provide material support to foreign terrorist groups" (Bell, 2004:55). Dès le 8 octobre 1997, les premières listes d'organisations bannies en vertu de la loi on été émises: deux douzaines de groupes, dont les Tamil Tigers ont été désignés comme étant des terroristes (Bell, 2004:55). Par ailleurs, le World Tamil Movement et la FACT (The Federation of Associations of Canadian Tamils) ont été inscrites dans la liste comme étant des organisations écran ("known front organizations") (Bell, 2004:55). Il ressort que la loi américaine a eu un impact dévastateur sur le financement des activités des LTTE aux États-Unis. Pour peu de temps, toutefois, aux dires de Bell (2004:55). En effet: "Fundraising was quickly curtailed, making Canada the Noth American base of operations by default".

Incidemment, dans ses écrits incendiaires Bell (2004) fustige la position ambiguë du Canada en ce qui concerne les organisations ciblées par les États-Unis comme des sociétés écrans pour des groupes terroristes. En effet, des ministres canadiens ont assisté à un souper organisé par le FACT (Federation of Associations of Canadians Tamils) en mai 2000 pour célébrer le nouvel an sri lankais. Lorsque l'on suit la logique dialectique de Bell, il y a contradiction entre les discours du Canada, lequel insiste pour que sa participation dans la lutte contre le terrorisme au niveau international soit reconnue et appréciée à l'échelle de son implication avec ses partenaires économiques (Ministère de la justice) et, la manière désinvolte avec laquelle les ministres expliquent leur présence à ce dîner:

Invitations were issued to local, provincial and federal politicians, including two members of the federal cabinet, Maria Minna, then minister of international cooperation, and Paul Martin, then minister of finance, who was the guest of honor. (...) CSIS (...) told the ministers not to go. "We told them, look you're being used", a former high-ranking intelligence official said. The ministers' position was that FACT was a community organization and it should not be punished because of the actions of a few extreme members. (...) "It's all about votes", the intelligence official shrugged (Bell, 2004:56-57).

Pour sa part, Chalk (1999) estime également que les politiciens occidentaux éprouvent peu de crainte à s,afficher aux côtés de groupes ethniques et minoritaires dans le but d'engranger des votes à des fins électorales. En effet, un grope puissant comme les LTTE est en mesure d'influencer les choix politiques du reste de la communauté. Par conséquent, comme le déplore Chalk (1999), il est peu probable que les politiciens isnistent pour que des mesures visant à encadrer les activités des organisations culturelles ayant des liens avec des individus ou des groupes terroristes soient adoptées. De fait, pour une organisation internationale en quête de légitimité, il ne faudrait pas sous-estimer l'importance que peuvent avoir des événements locaux soutenus par des membres du gouvernement canadien. Chalk, 1999 observe que les politiciens n'ont pas pis en compte que le Canada se trouvait, "sans le savoir, à approuver le programme politique et militaire du groupe" des LTTE. Pour Chalk, comme les conflits qui se produisent ailleurs dans le monde sont en mesure d'Influer sur les politiques internes d'un autre État, la purdence est de mise lorsqu'il est question de donner son aval à des manifestations menées sous l'égide de groupes reconnus comme ayant des liens avec des organisations terroristes.

À la recherche d'un appui populaire et d'une légitimation de ses revendications territoriales et politiques, le FACT ne pouvait rêver meilleur coup publicitaire. En effet, le commentaire de Bell (2004:58) est sans .quivoque, la présence de M. Martin et de Mme Minna à un souper organisé par la FACT a permis au groupe des LTTE de faire la démonstration que les Tigres Tamils bénéficient du soutien de membres importants du gouvernement canadien. À l'évidence, les politiciens se sont engouffrés dans une «trappe à ciel ouvert» en prenant position ouvertement pour . Suresh: "To condemn these people, to call them terrorists, is anti-Canadian", Martin told the House of Commons on May 30 (Bell, 2004:58). Dans le contexte légal faisant rage autour de l'expulsion de M. Suresh, les conséquences de cette mise à l'avant scène du dossier politique de M. Suresh, a eu pour effet de polariser lles positions des camps respectifs.

La nécessité de lier ensemble la lutte contre le terrorisme et la lutte pour contrer le financement d'activités terroristes, à l'instar de réflexions initiées par de nombreux auteurs et organismes divers (Kinsella, 1992; Kersten, 2002; Pieth, 200a, 2002b; Freeland, 2002; Bell, 2004; SCRS; CANAFE; Département d'État des ÉU) constitue le point charnière du cas de M. Suresh. De fait, les avocats du gouvernement ont axé leur discours et leur argumentation sur l'importance des enjeux révélés par le cas de M. Suresh. La question étant de savoir si le Canada est appelé à devenir un refuge pour les terroristes (Bell, 2004:59). L'équipe légale du gouvernement a affirmé que la lutte contre le terrorisme signifiait concrètement couper les approvisionenments financiers aux groupes terroristes. La cause de M. Suresh est l'exemple illustrant, la nécessité de préserver la sécurité du Canada et l'intégrité des procédures relatives à l'octroi du statut de réfugié, en signifiant clairement que le Canada ne peut servir de camp de base pour procéder à des activités de financement à des fins terroristes (Bell, 2004:59).

 
     
 
 
     
   
 
2002-2014, ERTA