Le cas de Manickavasagam Suresh :
le contexte judiciaire et politique comme frein à l'expulsion
 
     
 

1. Manickavasagam Suresh et les Tigres tamouls (TLET)

 
     
 

1.1 : Le cas de Manickavasagam Suresh

Dans le but de favoriser une interprétation à la fois sociale, culturelle et criminologique du cas de M. Suresh, il convient de présenter des données factuelles issues, entres autres de textes légaux. Un premier élément du dossier en cours qu'il importe de souligner, c'est le fait que le Canada a accordé un statut de réfugié à M. Suresh, peu de temps après son arrivée au Canada:

Né en 1955, l'appelant Manickavasagam Suresh est citoyen du Sri Lanka et de descendance tamoule. Arrivé au Canada en octobre 1990, il s'est vu reconnaître le statut de réfugié au sens de la Convention en avril 1991 par la Section du statut de réfugié de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié. Cette reconnaissance a un certain nombre de conséquences juridiques, la plus directement pertinente en l'espèce étant que, suivant le par.53(1) de la Loi sur l'immigration, l'État ne peut généralement pas renvoyer un réfugié au sens de la Convention "dans un pays où sa vie ou sa liberté seraient menacées du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques" (LexUM).

La situation s'est compliquée par la suite, lorsque M. Suresh a signifié son intention de demeurer au Canada et d'obtenir le statut d'immigrant reçu (Bell, 2004:54). En effet:

Au cours de l'été 1991, l'appelant a demandé le droit d'établissement au Canada. Sa demande n'a pas été complétée parce que, à la fin de 1995, le solliciteur général du Canada et la ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration ont engagé des procédures en vue [d'] expulser [M. Suresh] au Sri Lanka (LexUM).

Incidemment, les intervenants ont statué que c'était pour des raisons de sécurité que les instances concernées ne pouvaient accéder à la demande de M. Suresh concernant son intention de s'installer définitivement au Canada. Encore une fois, les documents légaux sont utilisés en raison de leur capacité à fournir un enchaînement temporel des événements et de mettre en parallèle des éléments discursifs essentiels pour saisir l'argumentation judiciaire en voie de développement:

La première étape de la procédure a été la remise, en application de l'art.40.1 de la Loi sur l'immigration d'une attestation portant que M. Suresh n'Était pas admissible au Canada pour des raisons de sécurité. le 17 octobre 1995, le solliciteur général et la ministre ont déposé l'attestation à la Cour fédérale et, le lendemain, M. Suresh a été mis en détention (LexUM).
 
     
 

1.2 : Manickavasagam Suresh: membre des Tigres libérateurs de l'Eelam tamoul (TLET) et du WTM (World Tamil Movement)

La question de la sécurité s'impose donc comme un élément central au coeur des préoccupations des instances officielles ayant ordonné l'expulsion de M. Suresh du Canada. Pour situer l'importance de l'argumentation relative à la sécurité et à l'appartenance de M. Suresh à un groupe en particulier, nous allons maintenant présenter certains aspects relatifs aux TLET. Pour mémoire, c'est sur la base d'informations alléguant le fait que M. Suresh était membre des TLET que la demande de résidence de M. Suresh a été refusée.

En effet, alors que M. Suresh a fait une demande officielle auprès des autorités canadiennes pour obtenir un statut d'immigrant reçu, le SCRS a un rédigé un rapport documentant les activités passées de M. Suresh, de même que celles pour lesquelles il serait venu en sol canadien (Bell, 2004 : 54). Ce rapport du CSIS mentionnait que M. Suresh était un membre important des Tigres Tamouls, un groupe qui opérait au Canada, selon le CSIS, sous les auspices d'une organisation de façade, le WTM (World Tamil Movement), dans le but de recueillir des fonds, de faire de la propagande et de réunir du matériel stratégique (Bell, 2004 : 54).

Afin de situer les informations en provenance du service de renseignement par rapport à l'argumentation juridique, nous suivons pas à pas le parcours des procédures judiciaires et leur évolution. Nous serons alors en mesure de saisir la portée et la teneur des éléments invoqués, par les instances canadiennes et par M. Suresh, pour justifier leurs points de vue respectifs. Ainsi:

L'attestation prévue à l'art. 40.1 s'appuyait sur l'opinion du Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) selon laquelle M. Suresh est membre des TLET, organisation qui, selon le SCRS, se livre au terrorisme au Sri Lanka et est active au Canada sous les auspices du World Tamil Movement (« WTM »). Les TLET appuient la cause des Tamouls dans la guerre civile qui fait rage actuellement au Sri Lanka (LexUM).

Au mois d'août 1997, dans le cadre de la deuxième étape de la procédure d'expulsion, les éléments précis sur lesquels la cour étaye sa décision pour refuser la demande de M. Suresh sont mentionnés avec soin dans le dossier de l'appelant:

[A]près 50 jours d'audience, le juge Teitelbaum a confirmé l'attestation [portant sur le fait que M. Suresh n'était pas admissible au Canada], estimant qu'elle était «raisonnable»au sens de l'al. 40.1(4)d) de la Loi: [1997] A.C.F. no 1537 (QL) (1re inst.). Plus précisément, il a tiré les conclusions suivantes: (1) M. Suresh est devenu membre des TLET dès sa jeunesse et il fait actuellement partie (ou faisait partie au moment de l'examen de l'attestation par le juge Teitelbaum) de la direction des TLET, (2) le WTM est affilié au TLET ou à tout le moins appuie leurs activités, (3) M. Suresh a obtenu le statut de réfugié en donnant [TRADUCTION] délibérément de fausses indications sur des faits" et il n'a aucune crédibilité, (4) il existe des motifs de croire que les TLET ont commis des actes de terrorisme et (5) les Tamouls arrêtés par les autorités sri lankaises subissent de mauvais traitements et, dans un certain nombre de cas, les sévices infligés ont frôlé la torture (LexUM).

M. Suresh, informé dans le cadre de la quatrième étape de la procédure d'expulsion qu'il constituait «un danger pour la sécurité du Canada», a présenté des éléments pour signifier aux autorités canadiennes qu'il risquait de faire l'objet de torture lors d'un retour éventuel au Sri Lanka, étant donné qu'il était soupçonné d'être un membre des TLET. La réponse judiciaire qui a été formulée à M. Suresh, en dépit des renseignements fournis par M. Suresh sur ce qui l'attendait dans le cas où le Canada procéderait à son expulsion, témoigne de la détermination des autorités canadiennes à poursuivre les démarches entreprises. L'extrait suivant met en évidence les raisons invoquées par le Canada pour justifier la position qu'il adopte dans ce dossier, même si les activités de M. Suresh en sol canadien ne sont pas qualifiées de « violentes » :

Un agent d'immigration de Citoyenneté et Immigration Canada, M. Donald Gautier, a examiné les observations présentées par M. Suresh et recommandé à la ministre de déclarer, en vertu de l'al. 53(1)b, que M. Suresh constituait un danger pour la sécurité du Canada. Soulignant les liens de l'appelant avec les TLET, il a affirmé que [p]ermettre à M. Suresh de demeurer au pays et d'y poursuivre ses activités va à l'encontre des engagements internationaux du Canada sur le plan de la lutte au terrorisme». Par ailleurs, il a reconnu que M. Suresh «n'est pas réputé avoir commis lui-même ses actes de violence au Canada ou au Sri Lanka» et que ses activités en sol canadien étaient de nature «non violente». (..) Il a conclu que, «tout bien considéré, il n'est pas fondé d'accorder un traitement spécial à ce cas pour des motifs d'ordre humanitaire». Le 6 janvier 1998, la ministre a donc déclaré, en vertu de l'al. 53(1)b), que M. Suresh constituait un danger pour la sécurité du Canada et devait être expulsé (LexUM).
 
     
 

1.3 : Un groupe en mesure de s'organiser au niveau international

Chalk (1999) démontre la capacité des TLET à organiser efficacement, lorsque nécessaire, la défense de leurs membres. En effet, la rapidité de la réaction, la capacité du groupe à mobiliser des ressources au niveau international, de même que l'accès à des juristes d'un calibre élevé en mesure d'argumenter sur des questions relatives l'immigration dans le contexte légal canadien prouvent que les TLET constituent un groupe à prendre au sérieux. Prenons pour exemple la manière dont ils ont tenté de s'opposer à la décision des États-Unis, en 1997, de désigner le groupe comme organisation terroriste. Ainsi, « les TLET, agissant par l'intermédiaire de Ruthirakumaran, ont retenu les services d'un cabinet d'avocats américain réputé dirigé par Ramsey Clark, ancien procureur général » (Chalk, 1999). « Pour des rebelles de la jungle venant de l'autre bout de la planète », il ne peut s'agir, selon Chalk, que d'un exploit à la mesure des ambitions de l'organisation. À l'évidence, cela démontrerait « amplement la capacité des TLET d'accéder à l'élite judiciaire américaine » (Chalk, 1999).

Pour revenir au cas Suresh, Chalk remarque que les TLET ont « organisé de nombreuses manifestations pour inciter les autorités à abandonner le procès de Suresh ». Ainsi, les ils ont procédé à l'embauche de « deux avocats très bien payés pour assurer la défense de Suresh sous la coordination générale d'un avocat bein connu de New York, Viswanathan Ruthirakumaran » (Chalk, 1999). En outre, Chalk affirme que cet avocat est en réalité « le dirigeant de fait des opérations des TLET aux États-Unis ».

Pour preuve de la sophistication de l'organisation des TLET, Bell (2004 : 54-55) observe que les Snow Tigers ont mis sur pied une campagne visant à faire libérer M. Suresh. La Federation of Associations of Canadian Tamils (FACT) a eu recours à un ensemble de procédés, des lettres, des manifestations et un lobby politique intense, pour présenter M. Suresh comme un prisonnier politique (voir également Chalk, 1999).

La FACT prétendait que les Tigres n'était pas une organisation terroriste: "They were a liberation army acting in self-defense of the Tamil people (Bell, 2004 : 54-55). Par conséquent, il était erroné d'affirmer que M. Suresh était un leader terroriste. Pour la FACT, M. Suresh était un activiste oeuvrant dans la communauté et un travailleur impliqué dans la défense des droits de l'homme. La FACT a émis un communiqué faisant état de son indignation en ce qui a trait au traitement qui a été réservé à M. Suresh: il a été mis à la même enseigne qu'un criminel de droit commun et son incarcération est abusive. En fait, pour la FACT : « This act of the Minister of Immigration is an affront against the Tamil Canadian community » (Bell, 2004 : 54-55). En l'occurrence, « When the government lawyers appeared before the country's top justices, they would be facing not only Suresh's lawyers, but also a row of powerful interest groups » (Bell, 2002 : 59).

Incidemment, l'organisation des TLET a réussi, en insistant sur le fait que l'arrestation de M. Suresh concerne toute la communauté dont il est issu, non seulement, à situer le débat dans l'arène politique, mais également s'est trouvé en mesure de mobiliser les ressortissants du Sri Lanka qui se sentent solidaires de leur compatriote et qui pourraient craindre des représailles similaires avec les autorités canadiennes, le cas échéant. Ainsi, la détention de M. Suresh "constituait une agression directe contre la communauté tamoule du Canada (Chalk, 1999).

L'importance de souligner les différentes étapes par lesquelles l'organisation des TLET a orchestré les procédures entourant le dossier de M. Suresh, c'est de pouvoir mettre en exergue les liens entre ce qui se passe au niveau international et ce qui se passe au niveau local. En effet, la situation qui prévaut au Canada est susceptible d'être dépendante de ce qui se passe aux États-Unis ou ailleurs dans le monde, dans la mesure où la question de la sécurité du Canada est discutée par l'intermédiaire d'acteurs dont le terrain de jeu dépasse largement les frontières canadiennes. En fin de compte, comme le précise Chalk (1999), le procès de Suresh a donné lieu à une vaste contestation « pour ce qui est de l'examen d'attestations de sécurité ». L'histoire judiciaire du Canada venait de se doter d'un point de référence en matière de déportation de terroristes dans un pays où se pratique la torture.

 
     
 
 
     
   
 
2002-2014, ERTA